Elisa Brune & Paul Qwest ont réuni dans un essai tout l'esprit d'un art de vivre qui aborde implicitement l'œuvre de Séroux.
La lecture des développements de 66 questions, (une par jour à savourer comme des pralines belges) invite au voyage initiatique.
Il nous fera glisser de l'événement vers l'avènement.
Faire événement est intrinsèque à la vie comme elle va dès qu'on la considère comme une succession de choix, de décisions, de tentatives plus ou moins audacieuse voire hors du commun.
L'art de vivre n'est pas illusoire selon le livre de Paul Qwest. Du jeu existe entre ce que le hasard impose et l'espace ce dont nous disposons pour faire advenir quelque chose d'autre. Mais il y a plus.
Marquer un avènement. Il y a des œuvres littéraires, picturales, cinématographiques, architecturales, dans tous les domaines de la création et de l'innovation qui marquent leur époque.
Avec elles, il y a eu un avant et un après. C'est peut-être cela l'intérêt profond de ce qui se joue dans la recherche de Séroux. Il élargit de manière considérable la façon jadis stéréotypée dont l'identité était vécue.
Un avènement n'est jamais sans conséquence sur la façon dont la vie, le regard sur elle, son sens sera désormais modifié. Quel serait ce commencement ?
Il est marqué par des sociétés enfin pluralistes, multiculturelles, par la créolisation du monde, la reconnaissance des "autres" dans tous les registres.
Traduire cela en forme artistique, c'est l'offrir comme objet de pensée à tous.
Nos vies ? En hébreu «la vie» n’existe pas au singulier: au long de notre vie, il est impossible d’en avoir qu’une. Quelque chose ne commence qu'à partir du moment où l'on prend conscience du fait que nous avons plusieurs vies, successives et simultanées.
Tout comme le sens des différents chapitres n'est jamais donné au lecteur mais apparaitra en fonction de sa façon faire des liens avec sa sensibilité propre, le sens des œuvres de Séroux reste ouvertes à l'interprétation du regardeur.
En mai 2016, une simple mousse au chocolat qu’elle ne digère pas provoquera pour Élisa Brune un diagnostic médical sans appel : Cancer stade 4.
A la question du pronostic posée dans l'urgence : - « Il vous reste trente jours à vivre, madame. »
Paul Qwest, témoin de la scène, l’invitera très vite à remettre la vie au cœur de cet événement en lui proposant de changer d'hôpital et de reprendre à deux la rédaction ce ce livre initiatique qu'il avait entrepris. A la fois épopée scientifique, artistique et littéraire, il sera sous-tendue par leurs dix années de conversations et par leur projet désormais hors de portée de faire œuvre commune.
L'aventure va se prolonger deux ans et demi. Elisa Brune décèdera fin 2018.
Soixante-six questions s'appuient sur autant de découvertes et traits de génie, souvent méconnus, qui, en échos avec des citations de scientifiques, d'écrivains, d'artistes dessinent ici nos horizons nouveaux.
La forme du livre est celle de la pensée en archipel à l’œuvre ici et dans notre espace contemporain. Le fond de l’ouvrage offre au lecteur des outils permettant de faire de sa vie aussi une œuvre d'art.
Considérer nos vies comme évènement, c’est s’offrir la faculté de revisiter profondément nos relations avec nous-même, les autres et le monde. A partir de là, on comprend que l'œuvre qui surgit ici constitue un avènement.
Dès 2008, leurs rencontres - Elisa et Séroux, celle aussi avec Edouard Glissant et un premier voyage à Lisbonne sur les traces de Pessoa, tout cela a amorcé le désir commun d'une extension considérable : travailler sur le principe d'œuvres chorales
PROLOGUE
1. De quoi parle ce livre ?
2. Comment lire ce livre ?
3. Qu'est-ce que l'ignorance ?
4. L'essentiel se joue-t-il à notre insu ?
PREMIÈRE PARTIE :
SE DÉSENCOMBRER
CHAPITRE PREMIER :
DÉMYSTIFIER L'INDIVIDU
1. Personnage, posture et imposture
2. La personne en personne
3. Les moyens du récit
4. Être le produit d'autrui
5. Les élans de l'interaction
CHAPITRE 2 :
LARGUER LES SURPLUS
1. Apprendre à désapprendre
2. Lâcher l'os du sens
3. Calmer le raisonnement
4. Désobstruer la langue
5. Y voir plus clair
6. Repartir d'ailleurs
CHAPITRE 3 :
EXPÉRIMENTER L'ESSENTIEL
1. La singularité du réel
2. L'idiot, celui qui ne fait pas sens
3. L'éclipse, un éclair de nuit
4. La nuit, ou la part d'ombre
5. Le sens du tragique
6. La superposition comme structure du monde
7. Le détachement
8. L'ouverture
9. Le ravissement
DEUXIÈME PARTIE :
S'ÉQUIPER
CHAPITRE 4 :
D'AUTRES ATTITUDES
1. Contempler le réel
2. S'éprendre des détails
3. Explorer la conscience
4. Elargir le point de vue
5. Eprouver le temps vécu
6. Se mettre en mouvement
7. Générer des formes
8. Tisser le vrai et le faux
9. Penser à l'envers
10. Entre deux, choisir le trois
11. Se vivre fragile
CHAPITRE 5 :
DES MÉTHODES INATTENDUES
1. Se donner carte blanche
2. Les trésors du rebut
3. Pratiquer le rebond
4. Lancer des ponts
5. Oser les collages
6. Composer par superposition
7. Construire des agencements
8. Jouir de la sérendipité
TROISIÈME PARTIE :
ENTRER DANS LE PRÉSENT
CHAPITRE 6 :
S'OUVRIR AUX FORMES OUVERTES
1. L'hésitation
2. L'imprévisible
3. L'inachèvement
4. Le discontinu
5. La pensée en archipel
CHAPITRE 7 :
L'ART PAR L'EXEMPLE
1. Les artistes :
Robert Filliou et la vie avant tout
2. Les regardeurs :
Vermeer redécouvert
3. L'œuvre :
l'apparition de Vivian Maier
QUATRIÈME PARTIE :
MULTIPLIER LES HORIZONS
CHAPITRE 8 :
NAVIGUER AVEC LA COMPLEXITÉ
1. L'intérêt du malentendu
2. L'angle mort de la raison
3. Des folies ascensionnelles
4. Contourner les frontières
5. La mythologie des beaux-arts
6. Les richesses du ratage
7. L'air frais de l'incompréhensible
8. N'y connaître rien
9. La pertinence de l'inapproprié
10. Plaire, déplaire, passer outre
CHAPITRE 9 :
TISSER DE LA MULTITUDE
1. Se sentir nombreux
2. Les registres de l'altérité
3. Embrasser la mondialité
ÉPILOGUE
1. Reste l'insaisissable
2. Outrages et ravissements
Par Louise Bernard
Ce pourrait être du développement personnel, mais qui s’appuie sur la science et la littérature. L’ouvrage d’Elisa Brune et Paul Qwest, Nos Vies comme événement, se revendique «choral». Il prône l’originalité et se l’applique dans son format : après une question directrice qui ressemble à un sujet de dissertation de philosophie,
- «Que savons-nous de notre ignorance ?»,
«Pourquoi faire apparaître ce qui n’est pas encore là ?»
ou «Se reconnaît-on aussi ailleurs qu’en nous-mêmes ?» -
l’article commence par un fait, une anecdote, ou une explication scientifique concrète avant de glisser progressivement vers l’artistique et se conclure sur une pointe de lyrisme.
Les deux auteurs cèdent ensuite la place et recueillent des citations de différents penseurs, en rapport avec ce qu’ils ont énoncé auparavant, pour faire des «ponts» entre leurs réflexions personnelles et des fragments de textes autres qui y font écho, afin de mettre en mouvement pensées et langages. Au menu, un large choix de personnalités (écrivains et philosophes) même si reviennent souvent les noms de Barrico, Proust, Kafka, Pessoa, Nietzsche, Beckett ou Wittgenstein.
«BOUFFE»
Le but est de faire usage des différents savoirs qui gravitent autour de nous - astronomie, neurologie, géométrie, linguistique, histoire - pour mieux envisager ce qu’on est, l’identité d’une personne, ce qu’on crée, et réfléchir aux «événements», ceux qui rythment nos vies et nous façonnent, et ceux de l’histoire, à l’échelle globale.
Tout cela ne cherche en aucun cas à assommer le lecteur. L’alternance entre la prose et cette anthologie fragmentaire rend même l’ensemble assez léger. Surtout que le vocabulaire ne se veut jamais jargonneux : on peut lire «une bouffe entre potes» pour parler de la Cène revisitée par Véronèse ou l’expression «mettre le bordel dans les esprits» à propos des Demoiselles d’Avignon de Picasso. Les auteurs cherchent plutôt à donner des clés pour penser et pour inventer. Le «Ose savoir» d’Horace en accroche reste l’idée conductrice de l’ouvrage qui revendique la liberté et l’indépendance, le détachement des barrières préconçues - «Combien d’idées reçues reste-t-il à renverser ?» - pour laisser place au hasard et à l’inconnu.
Les questions denses intellectuellement sont rafraîchies et donnent parfois à sourire : saviez-vous que le canari oublie chaque année ses chants du printemps car les garder en mémoire alourdirait son cerveau et l’empêcherait de voler ? On apprend que, sérieusement, c’est le base-ball qui nous distingue des grands singes. La force gagnée dans les épaules grâce à la bipédie nous permet de frapper (pas seulement des balles) et d’acquérir le statut de chasseur.
«SOUFFLE»
Il y a une histoire derrière ce projet. Un hasard dans la vie d’Elisa Brune est devenu événement : l’indigestion d’une mousse au chocolat pose un diagnostic. Il ne lui reste plus que quelques années à vivre. L’essayiste qui a écrit des ouvrages déterminants sur le plaisir féminin est décédée en 2018. Elle a voulu avant sa disparition ajouter avec son ami une dernière pierre à l’édifice. Paul Qwest lui dédie naturellement ce livre qui existe grâce à son «souffle décoiffant». Comment ne pas comprendre l’insistance sur l’idée d’accepter le mystère et l’incompréhensible ?
Un article sur la fragilité conclut : «Le fondement, c’est qu’il n’y a pas de fondement et cela rend le néant habitable.» Le texte devient un hommage.
Louise Bernard
Élisa Brune et Paul Qwest
Nos Vies comme événement.
Ce que l’art et la science transforment en nous
Odile Jacob, 480 pp.